Eva est en deuxième année de doctorat, son domaine de recherche est la sociologie urbaine. Elle travaille à mi-temps à la bibliothèque universitaire pour financer son doctorat. Lors d’un rendez-vous avec son directeur de thèse, celui-ci lui propose de prendre en charge, en tant que vacataire, deux TD de L1 et un CM en L3. Eva n’a jamais enseigné, mais elle pense que cette expérience d’enseignement constituera un atout majeur dans son CV, elle accepte donc avec plaisir la proposition. Son directeur lui donne les titres des enseignements dont elle aura la charge : « sociologie de l’éducation », « sociologie du corps », « introduction à l’anthropologie », et il n’oublie pas de lui donner quelques notes écrites à la main et trois textes clés à aborder en cours. Le défi d’Eva est de taille. Elle va devoir aborder un contenu qu’elle ne maîtrise pas avec un public d’étudiants pas toujours intéressés par la matière (L1). De plus, elle devra gérer un amphi (CM) de 500 étudiants qui ont quasiment le même âge qu’elle.
Le cas d’Eva est une situation tout à fait banale, rencontrée par de nombreux doctorants, surtout dans les disciplines des Sciences humaines et sociales. En France, il n’existe que très peu de formations initiales à l’enseignement, sans doute parce que l’on considère encore qu’un bon chercheur est aussi un bon enseignant (Demougeot-Lebel & Perret, 2010; Rege-Colet & Berthiaume, 2009), bien que ce lien ait été remis en question en 1997 déjà, dans le rapport Dearing (Endrizzi, 2011; Fanghanel & Trowler, 2007). L’enseignement au niveau primaire et secondaire est considéré comme un métier qui s’apprend, alors qu’il est perçu comme une pratique innée au niveau universitaire. Pour enseigner en tant que titulaire au niveau primaire et secondaire, il est nécessaire d’obtenir un master d’enseignement, éducation et formation qui comporte un volet professionnel. Cette formation, longtemps dispensée par les IUFM, sera prochainement sous la responsabilité des ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation). Pour obtenir un poste d’enseignant-chercheur, la formation en recherche, le doctorat, est la seule qui est explicitement requise. Néanmoins, dans la pratique, le candidat qui n’a jamais enseigné à l’université, a peu de chance d’obtenir la qualification et a fortiori un poste de maître de conférences. Ainsi, pour enseigner à l’université, une expérience d’enseignement est implicitement attendue, alors que l’espace institutionnel dédié au développement de cette compétence reste relativement réduit, voir absent. Les enseignants- chercheurs passent généralement plus de trois années à se former en tant que chercheurs mais, excepté les rares doctorants qui pouvaient bénéficier des formations du CIES, la plupart d’entre eux ne consacrent aucune journée à se former en tant qu’enseignant (Demougeot & Perret, 2011). Enseigner à l’université s’apprend donc de manière expérientielle et souvent de manière isolée (Knight, Tait, & Yorke, 2006; Musselin, 2008).
Lien entre l’enseignement et l’apprentissage des étudiants
Chaque enseignant a sa propre conception/représentation de l’enseignement. Certains ont une conception davantage magistro-centrée, c’est-à-dire centrée sur le savoir : « enseigner c’est transmettre des connaissances ». D’autres ont une conception davantage pédo-centrée, c’est-à-dire centrée sur l’apprenant : « enseigner c’est accompagner l’étudiant, créer des conditions favorables à l’apprentissage ») (Frenay, 2006; Kember, 1997). Néanmoins, la conception de l’enseignement n’est pas figée, elle varie en fonction du contexte d’enseignement et évolue au fil des années d’enseignement (Kugel, 1993; Postareff & Lindblom-Ylänne, 2008; Romainville, 1998). Les jeunes enseignants débutants se situent davantage dans une conception de l’enseignement magistro-centrée (Demougeot-Lebel & Perret, 2010; Kugel, 1993) et cette conception peut évoluer progressivement, au fils des contacts ou des occasions de formation en pédagogie universitaire, vers une conception davantage pédo-centrée. Trigwell, Prosser et Waterhouse (1999) montrent que la manière dont l’enseignant envisage l’enseignement (conception) va influer sur sa pratique (approche) (Langevin, 2007; Trigwell & Prosser, 2004).
L’enseignant qui a une conception davantage magistro-centrée de l’enseignement, dans sa pratique, se centre principalement sur le contenu, il transmet ses connaissances de manière plutôt magistrale, dans une action unilatérale. L’enseignant qui a une conception de l’enseignement davantage pédo-centrée, a une approche principalement centrée sur l’étudiant, il les accompagne dans leurs apprentissages à l’aide de méthodes pédagogiques actives (Demougeot-Lebel & Perret, 2010; Frenay, 2006). L’approche pédo-centrée est « communément admise comme plus favorable aux étudiants pour développer des apprentissages plus nombreux et de meilleure qualité » (Demougeot-Lebel & Perret, 2010, p. 57). Ceci ne signifie pas pour autant que l’approche magistro-centrée soit à proscrire, mais bien qu’il ne faut pas s’inscrire uniquement dans une approche de ce type parce qu’elle génère peu d’apprentissages significatifs : la pérennité de ces connaissances en mémoire est limitée et la capacité des étudiants à les transférer ou à les réutiliser ultérieurement (autres cours ou milieu de pratique) est encore plus limitée.
La conception de l’enseignement influe sur l’approche et l’approche influe sur le type d’apprentissage que l’étudiant va développer (Frenay, 2006; Trigwell, et al., 1999). Par exemple, l’enseignant qui a une conception de l’enseignement davantage magistrocentrée va plutôt privilégier un enseignement de type magistral, sans interaction avec les étudiants. L’évaluation de son cours visera à vérifier les connaissances apprises, à l’aide d’un QCM par exemple ou par le biais de questions de connaissances/mémorisation (approche de l’enseignement). Ces modalités d’enseignement et d’évaluation qui sont principalement basées sur une demande de restitution des connaissances à l’examen vont donner comme signal à l’étudiant que son rôle d’apprenant consiste à écouter, prendre des notes et apprendre les connaissances qu’on lui enseigne (conception de l’apprentissage). Dans son approche de l’apprentissage, l’étudiant va donc privilégier des stratégies d’apprentissage que Ramsden (2003) nomme stratégiques et de surface, c’est-à-dire qu’elles seront principalement basées sur la reproduction ou la mémorisation (approche de l’apprentissage). À l’inverse, un enseignant qui a une conception de l’enseignement davantage pédo-centrée va introduire des méthodes pédagogiques actives, interagir avec les étudiants, (approche de l’enseignement). L’évaluation visera à vérifier, par exemple, si l’étudiant est capable de faire l’analyse critique d’un texte ou d’argumenter de manière pertinente sur un sujet ou une problématique technique. Ces modalités d’enseignement et d’évaluation envoient à l’étudiant le signal que son rôle d’apprenant consiste à développer son analyse/esprit critique (conception de l’apprentissage). Dans son approche de l’apprentissage, l’étudiant va donc plutôt privilégier des stratégies d’apprentissage en profondeur (Ramsden, 2003) basées sur le traitement actif de l’information : s’attacher à relier les idées entre elles et faire des rapports entre les différents cours, chercher à comprendre son cours en l’étoffant de ses recherches documentaires, etc.
Comme nous venons de le voir, les jeunes enseignants débutants se situent davantage dans une conception et une approche de l’enseignement magistro-centrée alors que c’est généralement l’approche pédo-centrée qui favorise chez les étudiants un apprentissage en profondeur. Amener les doctorants à réfléchir sur leur conception de l’enseignement paraît donc essentiel pour favoriser le développement professionnel de leurs compétences d’enseignement.
La formation doctorale dans l’espace francophone (hors France)
Au Québec, en Suisse et en Belgique, la formation pédagogique des doctorants est largement développée. Au Québec, à l’université de Sherbrooke , un microprogramme en pédagogie de l’enseignement supérieur a été mis en place par le département de pédagogie de la faculté d’éducation. Ce programme est proposé à tous les enseignants débutants à l’université et aux futurs enseignants universitaires. L’objectif est de 1) sensibiliser à la culture professionnelle de l’enseignement supérieur ; 2) développer des connaissances à l’égard de l’apprentissage et de l’enseignement ; 3) développer des compétences en enseignement à l’université. Les doctorants qui suivent le microprogramme valident 9 crédits ECTS.
En Belgique, le SUP interuniversitaire de l’université de Bruxelles, propose deux types de formations à destination des doctorants qui sont chargés d’enseignement : 1) un programme de formation de 24 heures, réparties sur une année universitaire et 2) l’élaboration d’un portfolio d’enseignement. Concernant la formation pédagogique, les doctorants qui assistent à deux journées de formation (ouverture et clôture) ainsi qu’au minimum à quatre modules reçoivent une attestation. Les participants qui réalisent un portfolio et réussissent la présentation orale reçoivent une attestation de 5 ECTS. Un portfolio d’enseignement est un journal de bord réflexif dans lequel les doctorants font une analyse critique de leur pratique, alimentée des ressources qui leur ont servi à développer leur réflexion (articles sur la pédagogie, les évaluations de ses enseignements par les étudiants, ses supports de formation, etc.).
Enfin, en Suisse, à l’université de Lausanne, le Centre de Soutien à l’Enseignement (CSE) offre aux doctorants la possibilité de suivre une formation de trois jours et demie, d’initiation à l’enseignement universitaire. Cette formation comprend 7 modules : 1) La structuration des contenus ; 2) L’identification des objectifs pédagogiques ; 3) Le choix des stratégies d’enseignement ; 4) l’évaluation des apprentissages ; 5) Les techniques de présentation ; 6) L’animation de groupe ; 7) Module de suivi (au choix : groupe de discussion, suivi individuel, observation en cours). Les doctorants qui ont suivi l’intégralité des modules, obtiennent une attestation et un crédit ECTS.
Il y a cinq caractéristiques communes à ces trois dispositifs : 1) la formation pédagogique est proposée à l’ensemble des doctorants, 2) elle n’est pas obligatoire, 3) il s’agit de programmes longs (plusieurs modules), 4) les doctorants qui terminent le programme reçoivent une compensation (crédits ECTS, attestation) et 5) les formations sont proposées par les Services Universitaires de Pédagogie (SUP) ou le département de pédagogie, comme c’est aussi le cas dans les pays anglosaxons.
En France : Le rôle des SUP dans la formation pédagogique des doctorants
Les formations pédagogiques proposées par les CIES : des formations discriminantes
Les premiers Centres d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES) ont été mis en place en 1989. Depuis la suppression du statut d’allocataire-moniteur en 2009, ils se retrouvent fragilisés (Endrizzi, 2011) : selon les universités, soit ils disparaissent, soit ils prennent le nom de collège doctoral.
Les formations qui étaient proposées par les CIES étaient discriminantes parce que seuls les allocataires-moniteurs pouvaient en bénéficier. Les formations CIES étaient proposées à seulement un doctorant sur dix (Adangnikou & Paul, 2008), alors que bon nombre de doctorants qui n’étaient pas allocataires-moniteurs avaient eux aussi des charges d’enseignement (ATER, vacataires). Les doctorants issus d’une discipline des Sciences humaines et sociales étaient les plus pénalisés par cette absence de formation, puisque c’était dans ces disciplines où l’on comptait le moins de doctorants allocataires-moniteurs.
Les SUP comme élément moteur de la formation pédagogique des doctorants
Les Services Universitaires de Pédagogie (SUP) sont des structures qui ont pour objectif « l’amélioration de la qualité de la formation proposée par les institutions pour répondre à la massification de l’enseignement universitaire et au souhait d’une formation centrée sur l’étudiant plutôt que sur l’enseignant » (Frenay & Paquay, 2011, p. 10). Les SUP sont généralement gérés par des universitaires , des ingénieurs pédagogiques et des conseillers pédagogiques qui se sont spécialisés en pédagogie de l’enseignement supérieur. Les missions des SUP sont les suivantes : développer la réflexion sur l’activité d’enseignement, proposer du conseil pédagogique individualisé, organiser des ateliers-réflexion, favoriser la valorisation de l’enseignement, accompagner l’évaluation des enseignements, promouvoir et accompagner les innovations pédagogiques, assurer la veille pédagogique. Les SUP interviennent au niveau 1) micro, en accompagnant individuellement les enseignants dans leurs activités d’enseignement 2) méso, en accompagnant les équipes pédagogiques et en favorisant les interactions entre pairs 3) macro, en étant partie prenante de la politique pédagogique de l’établissement (Texte fondateur du réseau des SUP ). Largement développés à l’étranger depuis plusieurs décennies, les SUP commencent à s’implanter dans les universités françaises. Certains SUP pionniers, comme ceux des universités d’Angers, Grenoble, Brest, Lyon, Bourgogne et Toulouse, accompagnent les enseignants depuis plusieurs années déjà.
Si la mission des SUP consiste à accompagner l’enseignant universitaire, il est d’autant plus profitable de l’accompagner dès ses premiers enseignements, comme c’est le cas à l’université de Bourgogne. Depuis 2004, le SUP de l’université de Bourgogne (le CIPE) propose des formations à la pédagogie pour tous les doctorants. Le CIPE offre une formation non obligatoire de 4 jours (24h) pour les doctorants contractuels chargés d’enseignement « Initiation au métier d’enseignant dans le supérieur ». Pour les autres doctorants, une formation de 3 jours (18h) leur est proposée « préparation au métier d’enseignant à l’université » (Demougeot-Lebel & Perret, 2010). L’université européenne de Bretagne propose également une offre de formation pédagogique à destination de tous les doctorants, avec des thématiques de formation telles que « Pourquoi et comment rendre les cours interactifs ? », « Comprendre et développer la motivation chez les étudiants » ou encore « Pourquoi et comment rendre les cours interactifs ? ». Un programme spécifique de formation est proposé pour les doctorants contractuels chargés d’enseignement. Il est composé de quatre modules d’une journée chacun : Module 1 : « Posture et autorité » ; Module 2 : « L’évaluation – Conférence / échanges » et « L’évaluation par compétences – Méthodologie d’évaluation »; Module 3 : « Analyser une séquence pédagogique » ; Module 4 : « Analyser sa pratique d’enseignement ».
Conclusions et propositions
Les SUP ont un rôle central à jouer dans la formation pédagogique de l’ensemble des doctorants qui ont des charges d’enseignement, en collaboration avec les collèges doctoraux et les écoles doctorales. Malheureusement, proposer une offre de formation pédagogique pertinente et de qualité à destination des doctorants demande des moyens et des ressources que certains SUP, encore en création, ne possèdent pas encore. « [L]es programmes de début de carrière doivent [englober] plusieurs axes : intégrer une approche pédo-centrée de l’enseignement, encourager une pratique « scientifique » de l’enseignement, favoriser les échanges et la construction de réseaux, et aider à appréhender le contexte institutionnel local » (Endrizzi, 2011, p. 11). Cette offre de formation non obligatoire pourrait prendre plusieurs formes :
1 – Une formation minimale (2 jours), un « kit de survie pédagogique » pour initier les doctorants à la pédagogie et favoriser leur réflexion autour des trois thématiques centrales à l’activité d’enseignement: 1) comment préparer un cours, 2) comment l’animer et 3) comment évaluer les apprentissages. Ce type de formation favorise la confrontation entre pairs et aide les doctorants à prendre conscience de leur conception de l’enseignement pour la faire évoluer ou la renforcer. Je propose cette formation aux doctorants de l’université de Lorraine depuis plusieurs années, et je me suis interrogée dans un autre billet sur l’utilité de ces formations « Les formations à la pédagogie pour les doctorants sont-elles utiles ?« .
2 – Des modules de perfectionnement qui viseraient à approfondir davantage certaines dimensions du métier d’enseignant. Ces modules pourraient prendre deux formes différentes : 1) des formations complémentaires ou 2) l’élaboration d’un portfolio d’enseignement accompagné d’un suivi pédagogique (Wouters & Frenay, 2001; Wouters, Frenay, & Noël, 2010). J’ai testé la mise en place d’un portfolio d’enseignement à l’université de Lorraine, je raconte cette expérience dans un billet intitulé « Utiliser le portfolio pour favoriser le développement des compétences d’enseignement chez les doctorants« . Pour valoriser la participation du doctorant, les formations complémentaires ainsi que le portfolio d’enseignement pourraient donner lieu à des crédits ECTS, à une attestation ou à une certification d’initiation à l’enseignement supérieur. Ces modalités de validation « formelles » des formations ne doivent pas priver la structure formatrice de mettre en place des dispositifs amenant le doctorant à se questionner sur l’intérêt des formations qu’il choisit de suivre et sur ses besoins par rapport à son insertion professionnel. L’objectif est de responsabiliser les jeunes chercheurs en évitant d’avoir comme principale motivation l’acquisition du nombre de crédits nécessaires.
3 – La mise à disposition des doctorants d’un accompagnement pédagogique individuel. Ces rencontres avec un conseiller pédagogique auraient pour objectif d’aider le doctorant à réfléchir sur les difficultés qu’il peut rencontrer dans sa classe ou l’aider à mettre en place de nouvelles méthodes pédagogiques.
Pour que les doctorants prennent le temps de s’investir dans une formation pédagogique, il est capital que les politiques et les structures institutionnelles valorisent et soutiennent ces initiatives pédagogiques (Bédard & Béchard, 2009; Stes & Petegem, 2011).
2 réflexions au sujet de “Former les doctorants à la pédagogie”