Doctorat

Comment former les directeurs de mémoires/thèses ?

Dans le billet précédent j’évoquais le POURQUOI « Trois bonnes raisons de former les directeurs de recherches », je vais aborder ici le COMMENT. Inutile de le rappeler, mais je vais le faire quand même 🙂 , la direction de recherches constitue une variable importante de la réussite en deuxième et troisième cycle universitaire (Ives & Rowley, 2005; Zuber-Skerritt & Ryan, 1994), d’où la nécessité de s’intéresser à la professionnalisation de cette pratique. Pearson et Brew (2002) considèrent que l’approche la plus productive en termes de formation à la direction de recherches ne serait pas la prescription mais plutôt la mise en mot de leur pratique: ce que les directeurs font et pourquoi ils le font. En me basant sur la littérature du domaine, mais aussi sur mes propres recherches qui portent sur la direction de mémoires/thèses (ma thèse et deux autres recherches ici et ), j’avais mis en place un atelier-réflexion sur la direction de recherche en prenant en compte cette dimension auto-réflexive. J’avais été aidée dans la conception de cet atelier par mes collègues du CSE de l’université de Lausanne. Dans ce billet je vais décrire le déroulement de cet atelier-réflexion. Il y a toujours très peu de directeurs de recherches qui viennent à ce genre d’atelier, et ceux qui viennent ne sont bien sûr pas ceux qui en ont le plus besoin 🙂 Une formation de ce type devrait être rendue obligatoire pour tous ceux qui passent l’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR). C’est un comble que l’enseignant-chercheur qui passe une HDR soit jugé sur ses compétences de recherche et non pas sur ses compétences à diriger des recherches.


Problématiques soulevées par les recherches qui portent sur la direction de mémoires/thèses


Voici quelques éléments intéressants qui ressortent de la littérature et de mes recherches sur la direction de mémoires/thèses. Je tiens à souligner qu’il y en a pleiiiiin d’autres, mais j’aborderai ici uniquement les résultats de recherches qui m’ont servi à créer la formation intitulée « réfléchir à sa pratique de direction de recherches » :
1- les directeurs ont tous des conceptions/représentations différentes de ce qu’est la direction de recherches ;
2- leurs conceptions influent sur leur approche/pratique, c’est-à-dire sur leur manière de diriger des recherches ;
3- les postures de direction sont très hétérogènes d’un directeur à l’autre (allant d’une posture de « laissez-faire » à la posture de « conduite ») ;
4- un même directeur peut faire varier sa posture en fonction de la personnalité du jeune chercheur et de son état d’avancement dans sa recherche ;
5- la posture de direction a des effets sur la réussite du jeune chercheur et sur sa formation à la recherche par la recherche, c’est-à-dire sur le développement de ses compétences de chercheur et sur le développement de ses compétences transversales (par ex: une direction trop directive ne permet pas au jeune chercheur de développer la compétence de planification ou son autonomie);
6- tous les directeurs n’ont pas réfléchi à leur posture de direction et aux effets de leur posture sur la réussite du jeune chercheur et sur sa formation à la recherche par la recherche.
7- La relation de direction est une relation particulière et nouvelle par rapport à ce que le jeune chercheur a pu vivre dans ses années universitaires antérieures. Son rôle évolue et celui de son enseignant aussi, ce qui n’est pas sans lui poser quelques difficultés en termes de découverte et d’appropriation de ces nouveaux rôles ;
8- le rôle du directeur peut être analysé de manière tridimensionnelle : dimension scientifique, institutionnelle et relationnelle ;
9- les directeurs et les jeunes chercheurs n’envisagent pas toujours leur rôle réciproque de la même manière ;
10- les directeurs situent davantage leur aide comme une aide scientifique alors que les jeunes chercheurs (principalement les masterants et les doctorants inscrits en première année) sont davantage en attente d’une aide qui porte sur des éléments liés à la dimension relationnelle ou personnelle.
11- Il y a beaucoup d’implicites dans la relation qui peuvent être à l’origine d’incompréhensions au sein du binôme ;
12- Il peut être difficile pour le directeur de déterminer les limites de sa direction (par ex : jusqu’où je vais dans la relation interpersonnelle ?). Pour le jeune chercheur il peut être difficile de les percevoir (par ex : est-ce que je peux lui parler de ma rupture sentimentale ?);
13- les directeurs échangent peu ou pas sur leur pratique avec leurs collègues, ils échangent donc peu sur les difficultés qu’ils peuvent rencontrer au sein de leurs binômes ;
14- les directeurs échangent peu sur leur pratique, ils peuvent donc avoir l’impression que leurs collègues ne rencontrent pas de difficultés ou pas les mêmes difficultés.


Déroulement de la formation


L’atelier se déroule sur une journée. L’objectif principal est d’amener le participant à réfléchir sur sa pratique, par l’explicitation et la confrontation avec autrui, et à modifier ou améliorer celle-ci à l’aide d’outils. À l’issue de cet atelier les objectifs sont de leur faire prendre conscience de leur posture de direction et d’être en mesure :
– d’adapter leur posture de direction en fonction des objectifs visés par eux et par le jeune chercheur ;
– de poser les limites à leur direction ;
– d’expliciter le contrat informel qui les lie au jeune chercheur ;
– de gérer les difficultés au sein de leur binôme, voire de les prévenir.

L’atelier débute par une présentation des objectifs, du contenu et du déroulement de la formation. L’animateur invite les participants à se présenter et à faire part de leurs attentes concernant cette formation. Le formateur aborde ensuite, pendant une heure, quelques éléments théoriques : le modèle de Kolb (1984) sur l’apprentissage expérientiel, la différence entre la « conception » et l’ « approche » de la direction basé sur la conceptualisation de Prosser et Trigwell (1999), et ma catégorisation tridimensionnelle (Gérard, 2009). L’objectif est ici de dispenser aux participants quelques apports théoriques dans le but de favoriser l’auto-réflexion sur leur pratique. L’atelier se poursuit avec des activités telles que je vais les présenter maintenant.


Contenu de la formation


1. Introduction : réfléchir sur sa propre expérience de direction
– Consigne : « Noter les points forts et les points faibles de votre propre expérience de direction en tant qu’étudiant »
– Déroulement : 1) Réflexion individuelle à partir d’un point fort et d’un point faible de l’expérience de chacun comme étudiants ; 2) Discussion collective.
– Visées : 1) Amener les directeurs à se mettre à la place de le jeune chercheur dans le but de prendre conscience que le jeune chercheur n’a pas forcément les mêmes attentes que le directeur et qu’ils ne perçoivent pas les choses de la même manière ; 2) Faire prendre conscience aux directeurs que leurs allants-de-soi d’aujourd’hui, ne l’étaient pas forcément lorsqu’il était étudiant, d’où la nécessité d’expliciter les attentes et le rôle de chacun.

2. Finalités du diplôme
– Consigne : « a) Lister les compétences que le jeune chercheur de Master ou de doctorat doit développer, b) faire des liens entre ces compétences-là, c) Ajouter la façon selon laquelle vous aideriez le jeune chercheur à développer ces compétences-là »
– Déroulement : 1) Réflexion individuelle pour amener les participants à s’interroger sur leurs perceptions des finalités du Master ou du doctorat ; 2) Réflexion en binôme, les participants comparent leurs réponses de manière à identifier les similitudes et les différences.
– Visées : 1) Faire réfléchir les directeurs sur les compétences qu’ils souhaiteraient que le jeune chercheur ait développé à l’issu du Master ou du doctorat ; 2) Faire prendre conscience qu’ils n’ont peut-être jamais réellement réfléchi aux finalités du master ou du doctorat et que leur posture de direction n’est peut-être pas en adéquation avec les compétences qu’ils souhaiteraient que le jeune chercheur développent à l’issue de ces diplômes ; 3) Aboutir à une réflexion plus large sur l’individualisation de l’accompagnement : les attentes du directeur évoluent durant l’année et aussi en fonction de le jeune chercheur.

3. La posture de direction
– Consigne : « Où situeriez-vous votre style de direction et pourquoi ? »
– Déroulement : 1) L’animateur présente brièvement trois modèles qui portent sur les différentes postures de direction : mon modèle (Gérard, 2009), le modèle de Brown et Atkins (1988), et celui de Clutterbuck (2004) ; 2) En grand groupe, les enseignants-chercheurs sont invités, individuellement, à se positionner parmi ces trois postures en fonction de la perception qu’ils se font de leur pratique ; 3) Discussion collective.
– Visées : Amener l’enseignant-chercheur à réfléchir sur sa posture et sur la cohérence entre l’objectif visé et sa posture de direction.

4. Réfléchir sur les rôles réciproques
– Consigne : « De manière individuelle, notez les mots clés qui représentent le mieux la manière dont vous percevez votre rôle de directeur et le rôle de le jeune chercheur ».
– Déroulement : 1) Individuellement, les participants notent dans un tableau qui leur a été distribué, leur perception de leur rôle et du rôle de le jeune chercheur et ce, au niveau des trois dimensions que j’ai développées (dimension relationnelle, scientifique et institutionnelle) ; 2) En grand groupe chacun des participants cite quelques uns des rôles qu’il a mentionnés dans son tableau.
– Visées : faire réfléchir le directeur sur son rôle, ses attentes et sur la manière dont il fait part de ses informations au jeune chercheur : explicite t-il son rôle et ses attentes ? Il permet également au directeur de rassembler et synthétiser sa perception du rôle du directeur et du jeune chercheur au vu des discussions qui ont eu lieu.

5. Les limites de son rôle
– Consigne : « discutez les situations-problèmes suivantes en petits groupes et répondez à la/aux question(s) posée(s) »
– Déroulement : 1) Par petits groupes, les directeurs sont invités à réfléchir sur un cas problématique. Il y a notamment le jeune chercheur qui souhaite soutenir son mémoire malgré l’avis défavorable de son directeur « soutenir à tout prix », ou encore le jeune chercheur en attente d’un fort soutien psychologique « à la recherche d’un psy » ; 2) Chaque groupe présente sa situation problème aux autres participants et donne des éléments de réponse. S’ensuit une discussion avec le groupe.
– Visées : 1) Faire prendre conscience aux directeurs que les étudiants peuvent avoir une vision différente de la leur quant aux rôles de chacun dans la direction, et que cette vision différente peut être à l’origine d’insatisfactions ou de conflits au sein du binôme ; 2) Amener les directeurs à se questionner sur les limites de leur rôle et sur l’explicitation de ces limites au jeune chercheur.

Etude de cas n°1. Soutenir à tout prix
Aurélie est une étudiante en Master de sociologie. Elle travaille à mi-temps dans un supermarché pour financer ses études. En septembre elle rencontre M. X, maître de conférences en sociologie qui accepte de devenir son directeur. Depuis cette première rencontre, Aurélie ne revoit plus son directeur avant le mois de juin, où elle lui dépose son mémoire. M. X refuse de la laisser soutenir son mémoire, car il ne correspond pas du tout aux attentes scientifiques. Aurélie a obtenu de bonnes notes à ses examens, elle sait que dans tous les cas son année sera validée et ce, quelle que soit la note qu’elle obtiendrait à l’issue de la soutenance de son mémoire. Elle insiste fortement auprès de son directeur pour soutenir son mémoire.
—> Le directeur doit-il la laisser soutenir ? Pourquoi ? De quelle manière est envisagé ici le rôle du directeur ? Le rôle du jeune chercheur ?

Etude de cas n°2. A la recherche d’un psy
Julien est un doctorant en psychologie, sous la direction de Mme. Y. C’est un étudiant sérieux et travailleur qui rend régulièrement des écrits à sa directrice pour avoir des feedbacks sur son travail. Ils se rencontrent tous les quinze jours pour faire le point sur l’avancement du mémoire. En janvier, l’un des membres de la famille de Julien décède. Anéanti par le chagrin, il ne parvient plus à travailler sur sa thèse. Durant les rendez-vous, Julien s’excuse de ne pas avoir avancé dans son travail et recherche la compassion de sa directrice. Au fil des mois, le travail n’avance toujours pas et Julien transforme de plus en plus la relation professionnelle avec sa directrice en relation « patient-psy ».
—> Comment la directrice peut-elle réagir face à une telle situation ? Où commence et où s’arrête son rôle de directrice de recherches ? Comment peut-elle faire pour ne pas basculer dans une relation « patient-psy » ?

6. Introspection : réfléchir sur les difficultés potentielles ou réelles au sein du binôme
– Consigne : « Décrivez de manière succincte sur une feuille, un problème que vous avez rencontré dans votre direction et que vous avez eu soit du mal à gérer, soit réussi à gérer »
– Déroulement : 1) Individuellement, les participants listent une ou plusieurs difficultés qu’ils ont pu rencontrer lors de l’encadrement des mémoires de master ou de thèses et la façon dont ils sont parvenus, ou non, à les gérer. 2) Les participants qui le souhaitent partagent l’une de leurs expériences problématiques avec l’ensemble du groupe. Les autres participants sont invités à réagir.
– Visées : 1) Amener le directeur à prendre conscience que des difficultés existent dans tous les binômes ; 2) Faire expliciter une difficulté pour trouver des pistes de réponses par l’auto-réflexion et la confrontation avec les pairs.

7. Rédaction d’un plan d’action
– Consigne : « Cette année je vais essayer d’améliorer ou de modifier… »
– Déroulement : 1) Individuellement, les participants sont amenés à réfléchir à un plan d’action. Ils notent les choses qu’ils souhaiteraient améliorer ou modifier dans leur direction au niveau de l’une ou de plusieurs des trois dimensions (scientifique, institutionnelle et relationnelle) ; 2) En grand groupe, les participants qui le souhaitent font part à l’ensemble du groupe d’une chose qu’ils voudraient modifier ou améliorer.
– Visées : Faire le bilan de cette journée de formation. Les directeurs prennent un temps pour s’approprier ce qui a été vu en formation et réfléchir à la manière dont ils pourraient faire évoluer leur pratique de direction.

formationà la DDTDessin issu de mon site La thèse nuit gravement à la santé

5 réflexions au sujet de “Comment former les directeurs de mémoires/thèses ?”

  1. Lorsque j’étais en doctorat, il y avait des formations obligatoires du CIES sur l’enseignement. La majorité de celles que j’ai suivies étaient au pire inadaptées, au mieux enfilaient des évidences (p.ex. sur le fait que quand on parvient en doctorat, c’est que probablement on était bien meilleur et plus intéressé par les cours que l’étudiant moyen de L1; ou encore informaient des personnes enseignant depuis près d’un an déjà que certains de leurs étudiants ont du mal à apprendre; je vous passe celle où un vieux professeur libidineux évoquait les « rencontres » dans les colloques, façon David Lodge).

    J’ai donc très peur de ce que donneraient en pratique des formations obligatoires pour obtenir l’HDR.

    Nous souffrons déjà du problème suivant: des enseignants-chercheurs ne passent pas l’HDR en raison de la quantité de travail, du stress etc. représentés par le mémoire et la soutenance. Je suis donc réservé par tout ajout de formalités décourageant de passer l’HDR.

    Par ailleurs, dans la pratique, de nombreuses thèses sont dirigées par des enseignants-chercheurs sans HDR qui utilisent un « prête-nom » muni d’une HDR. Ceci renforce bien sûr le mandarinat, puisque c’est le chercheur HDR qui est officiellement directeur de thèse, alors que ce n’est pas lui qui s’occupe du doctorant.

    Imposer une formation pour obtenir la HDR ne réglera donc pas les problèmes de ces doctorants, puisque leur encadrant de fait ne l’a pas.

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  2. Les formations du CIES : il pourrait y avoir un billet dessus !

    Je pense que toutes les formations sont bonnes à prendre. Le doctorant rechigne à les faire car il estime (hahaha ce que le doctorant est omniscient) qu’il en ressortira rien. Ils (les doctorants) veulent des formations « concrètes/cas pratiques/etc.. » pour assurer leur enseignement comme s’il y avait une unique façon de préparer et dispenser un cours.

    Au contraire, les formations du CIES donnent des outils ! Libre aux doctorants d’en saisir le sens et de s’en servir (ou non). Les doctorants ont tendance à trop avoir la tête dans le guidon. Par ailleurs, il y a une évaluation des formations : pourquoi les doctorants ne s’expriment-ils pas ? (mais viennent râler après que la formation est nulle/sert à rien/blablabla).

    Je ne suis pas forcément objectif, car c’est au cours de formations du CIES que j’ai découvert la zététique, des techniques de communications/gestion des conflits, s’exprimer en public, la docimologie… toutes ces expériences me servent quasiment au quotidien.

    Concernant la formation des directeurs de recherche : elle est indispensable ! même si cela les ennuis profondément (je sais qu’à l’INSERM, les directeurs de labo reçoivent une formation de sensibilisation sur la gestion des doctorants… Évidemment ils trouvent que c’est une perte de temps). D’une manière générale, ça manque de « RH » dans les laboratoires/universités.

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