Dans ce billet, je vais aborder les difficultés relationnelles dans les binômes « directEUR de mémoires – étudiantE de Master » qui ont des répercussions négatives sur la formation à la recherche. Ces résultats sont issus de mon travail doctoral. J’ai retrouvé ça en fouillant dans mes vieux écrits non publiés. Je me suis dit qu’ils seraient peut-être plus utiles sur mon blog que sur mon ordi.
Contexte
En Licence, la relation pédagogique enseignant-enseigné est une relation de type groupal, c’est-à-dire que l’étudiant se situe au sein d’un groupe-classe, face à un(e) individu(e) -enseignant. En Master, la relation devient duale, par l’introduction d’une nouvelle relation pédagogique qu’est la direction de mémoire : un(e) étudiant est face à un(e) individu(e) -enseignant. La dimension sexuée prend alors une place fondamentale dans la relation enseignant-enseigné, d’autant plus que la probabilité pour une étudiante d’être dirigée par un directeur de mémoire de sexe masculin est forte. En effet, les étudiantes sont plus nombreuses en Master 2 recherche que leurs homologues masculins : respectivement 66,66% contre 33,33%, en sciences humaines et sociales pour l’année universitaire 2007-2008 (chiffre de la DEPP). La part des femmes dans l’enseignement supérieur, quant à elle, reste faible. En 2006, seulement 18,5% sont des professeures et 40,7% sont des maîtresses de conférences (Bideault & Rossi, 2008).
Objectif de l’étude : en tant qu’étudiante de Master comment vit-on ce passage à une relation duale avec un directeur de mémoire de sexe opposé ?
Méthodologie et caractéristiques du groupe d’étude
J’ai mené des entretiens semi-directifs auprès d’un échantillon de 26 directeurs de mémoire et de 27 étudiants de Master 2 recherche (dont 22 binômes), ceci dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales (Psychologie, Sociologie et Sciences de l’éducation), et dans 8 universités françaises. Les 22 binômes ont été interrogés deux fois : en milieu d’année et en fin d’année, post soutenance. Je vais me centrer dans ce billet, uniquement sur les 8 étudiantes en formation initiale (FI) qui sont sous la direction d’un directeur de mémoire de sexe masculin. J’ai pu relever dans leur discours certains aspects liés à leur relation avec leur directeur de mémoires qui semblent vraiment spécifiques à ces binômes parce que je ne les ai pas retrouvés dans les autres binômes.
Résultats
Les difficultés de sollicitation
Les étudiantEs en formation initiale sous la direction d’un directEUR de mémoires, semblent éprouver, bien davantage que les étudiant(e)s des autres binômes, des difficultés à prendre l’initiative de solliciter un rendez-vous individuel auprès de leur directeur.
Lors de notre première passation, au mois d’avril, l’étudiante E5 n’a jamais pris l’initiative de solliciter un rendez-vous individuel auprès de son directeur de mémoire. Son unique entretien individuel a été sollicité par son directeur lui-même, et portait sur le rapport d’étape de l’étudiante et non sur son mémoire. Cet entretien s’est déroulé à la cafétéria c’est-à-dire dans un cadre moins institutionnel que le bureau du directeur de mémoire, dans lequel ont lieu généralement les entretiens individuels avec l’étudiant. Les autres rencontres avec son directeur ont eu lieu de manière groupale par le biais des séminaires méthodologiques. E5 éprouve de réelles difficultés à instaurer un dialogue et une relation de direction de mémoire avec son directeur « je lui ai écrit plein de mails que je n’ai jamais réussi à lui envoyer ». L’étudiante semble vouloir rester dans une relation enseignant-enseigné qu’elle connaît, plutôt que d’entrer dans une relation duale directeur de mémoire-jeune chercheuse qu’elle ne connaît pas.
L’étudiante E7 a, quant à elle, déjà rencontré son directeur de mémoires de manière individuelle, mais peu de fois : deux ou trois rencontres ont eu lieu en tout début d’année. Par la suite, elle n’est plus parvenue à prendre l’initiative du contact des rencontres individuelles. Ce « blocage » semble s’expliquer par des attentes insatisfaites « [ce que] j’attendrais de lui ce serait de prendre plus de mes nouvelles, en me disant ben là tu en es où, tu as besoin d’aide ». Elle attendait de son directeur que ce soit lui qui prenne l’initiative de la sollicitation et sur des aspects d’ordre relationnel (« prendre de ses nouvelles ») alors que son directeur s’attendait, quant à lui, à ce que ce soit à l’étudiante de prendre l’initiative du contact et ce, sur des aspects d’ordre scientifique, tels que l’avancée de sa recherche ou les difficultés rencontrées dans son travail de recherche « je leur dis qu’il ne faut pas hésiter à me contacter dès qu’elles butent […] sur une difficulté, le pire étant de faire son travail et puis au bout de six mois de me le présenter ». On constate ici que l’étudiante interprète l’absence de sollicitation de son directeur d’un point de vue de l’affect, du relationnel (comme un manque d’intérêt envers elle) plutôt que d’un point de vue institutionnel (c’est le rôle le l’étudiant de solliciter son directeur). Notons que cette absence de sollicitation de la part de son directeur a contribué à son abandon, en fin d’année, de son mémoire de Master.
L’ambiguïté relationnelle
La relation entre une étudiante et un directeur de mémoire peut être une source d’ambiguïtés relationnelles.
L’étudiante E26, à l’inverse des étudiantes E5 et E7, rencontre son directeur de mémoires, presque chaque semaine à sa permanence. Le travail de recherche de l’étudiante n’est pas l’unique sujet de discussion lors de ces rencontres, puisqu’elle aborde aussi des aspects de sa vie privée sans aucun lien, direct ou indirect, avec sa recherche « je lui raconte mes histoires de cul, l’autre jour je lui dis je suis en train de draguer un mec un timide à caractère asocial ». Il arrive qu’elle rencontre aussi son directeur en dehors des lieux institutionnels, dans des cadres informels (bar, restaurant) et des cadres domestiques (au domicile du directeur). Si son directeur, lui, semble concevoir sa relation de direction avec E26 sous un angle purement professionnel, l’étudiante semble la concevoir comme une relation amicale, « on est devenu officiellement amis », voire amoureuse « mon directeur c’est un mec que j’aime bien draguer parce que comme il ne répond pas, c’est encore plus excitant ». Elle tend alors à interpréter les actions et réactions professionnelles de son directeur essentiellement sous cet angle de l’affect « j’étais vexée » : « je pouvais postuler comme chargée de TD cette année, mais je ne le savais pas moi, je pensais qu’il fallait attendre la deuxième année […] et je l’ai appelé hier je lui ai dit ouais vous ne m’avez pas dit que je pouvais postuler vous trouvez que je ne suis pas assez intelligente, j’étais vexée en fait, je me suis dit […] mon propre directeur j’ai confiance en lui tu vois et en plus on s’entend bien et tout il ne me propose même pas ». La relation de direction entretenue par ce binôme est ambiguë. Son directeur n’encourage pas E26 à entrer dans une relation amicale, mais il l’y incite implicitement, de par son absence de réaction ou son absence d’explicitation des limites relationnelles à son étudiante.
L’ambiguïté relationnelle, se retrouve dans le discours d’une autre étudiante, E24, qui parle de son directeur en utilisant des termes qui rappellent la relation de couple « si je vais le voir et que je lui dis ça ne va pas, il va m’entendre, mais il ne va pas m’écouter». L’étudiante a l’impression de ne pas être comprise par son directeur, et elle l’interprète comme un manque d’attention à son égard.
L’étudiante E21 aborde, quant à elle, l’ambiguïté relationnelle qu’il peut y avoir entre un directeur de mémoire de sexe masculin et une étudiante, en comparant les rapports qu’elle a pu entretenir avec son directeur de mémoire de M1 et ceux qu’elle entretient en M2 avec une directrice de mémoire « je me sens beaucoup mieux avec une directrice de mémoire qu’avec un directeur de mémoire […] c’est-à-dire c’est beaucoup plus clair d’avoir affaire à une femme plutôt qu’à un homme […] je me pose moins de questions ». Le sexe constitue ici une variable importante pour cette étudiante : avoir une directrice de mémoire semble lui permettre de se centrer davantage sur son travail de recherche et de porter moins son attention sur sa relation interpersonnelle.
La modification de son comportement en fonction des stéréotypes
J’ai retrouvé dans le discours de certaines étudiantes en FI des éléments qui ont trait aux stéréotypes masculins et féminins. Leurs comportements tendent à se modifier en fonction de leur perception de ces stéréotypes.
Certaines étudiantes ont eu l’expérience d’être dirigées par un directeur de mémoire et par une directrice, soit parce qu’elles ont changé de directeur de mémoire du M1 au M2, ou soit parce qu’elles sont ou ont été en co-direction avec un directeur et une directrice. Prenons le cas de l’étudiante E22 par exemple, qui est en codirection avec un directeur et une directrice. Elle compare ses deux relations et semble percevoir son directeur comme plus impressionnant et plus autoritaire que sa directrice « d’un point de vue relationnel, déjà c’est une femme, c’est un homme donc ce n’est pas pareil, je crois que c’est clair, ce n’est pas du tout pareil […] je suis impressionnée par monsieur Y », « Elle s’occupe beaucoup de l’orthographe, mais c’est bien parce que si monsieur Y voyait les fautes d’orthographe il ne serait pas très content », « monsieur Y a un peu tapé du poing sur la table parce que je n’ai pas vu quelque chose dans mon mémoire qui avait de l’importance ». « Impressionnée », « pas très content » et « tapé du poing sur la table » sont autant de termes qui tendent à rappeler les stéréotypes de l’autorité paternelle. Sa directrice renvoie, quant à elle au stéréotype de la femme secrétaire « Elle s’occupe beaucoup de l’orthographe » et de l’image maternelle, c’est-à-dire plus accessible, disponible, davantage dans le relationnel « madame X, elle est plus humaine, elle voit moins la socio la matière […] elle prend plus en compte ce qu’on veut faire et ce qu’on est », « elle est tout le temps disponible quand j’ai besoin et monsieur Y je n’arrive pas trop à le voir parce qu’il n’a pas de boîte e-mail ». Des expressions comme « elle s’occupe », « elle est humaine », « elle prend en compte » contraste avec la perception qu’elle a de son directeur. E22 note également la distance relationnelle qu’elle entretient avec son directeur « je ne regarde pas monsieur Y de la même manière que madame X, monsieur Y c’est plus de l’admiration, madame X […] elle fait plus accessible ». Ces stéréotypes tendent à modifier le comportement de l’étudiante qui agit différemment avec son directeur et sa directrice.
La peur de ne pas « être à la hauteur »
La peur de ne pas « être à la hauteur » ou d’être jugée négativement par son directeur est spécifique des discours des étudiantes en FI qui sont sous la direction d’un directeur de mémoire.
Quatre de ces étudiantes craignent d’être jugées négativement par leur directeur « j’avais peur […] de mal paraître » (E5), « j’ai un peu honte de lui […] montrer que je suis paumée » (E24). E5 ne sollicite pas de rendez-vous individuel parce qu’elle craint de ne pas savoir alimenter la conservation, de « déranger » son directeur, de ne pas « être à la hauteur » : « quand tu as un tuteur c’est forcément quelqu’un de relativement brillant forcément quelqu’un pour lequel tu as une estime […] je bloque je manque d’oser y aller […] [j’ai peur] de ne pas dire ce qu’il faut ou d’apparaître complètement à côté de la plaque […] et sincèrement je n’ose pas ». Elles tendent alors à éviter de prendre contact avec leur directeur pour ne pas avoir à se confronter à son jugement, qu’elles pensent défavorable. La peur de ne pas « être à la hauteur » peut être accentué par les critiques négatives du directeur de mémoire. J’ai par exemple le cas d’une étudiante en FI à qui, d’après son témoignage, son directeur de M1 aurait formulé une critique orale devant ses pairs : « une fois je lui avais rendu une chose que j’avais écrite en deux temps trois mouvements parce qu’ils nous avaient demandé d’écrire même si c’était pas définitif […] je m’en souviendrai toute ma vie, il m’a dit que par exemple j’écrivais très mal le français et que même quelqu’un qui n’était pas francophone aurait […] beaucoup mieux écrit que moi et tout ça et tout ça et puis bon quand c’est fait en public forcément ça marche mal » (E21). Cette remarque en groupe lui a fait perdre confiance en elle « j’ai perdu les pédales parce que je me suis dit bon ben ça y est c’est foutu, qu’est-ce que tu veux répondre à ça, il te dit que tu ne sais pas écrire le français c’est la base de tout ». Elle a donc choisi d’éviter les rencontres avec son directeur pour éviter d’autres critiques négatives destabilisantes « j’en arrivais à avoir peur d’avancer pour justement je savais que je ne pouvais pas faire d’erreur donc ça oui voilà on ne prend pas de risque on est paralysé ». Cette paralysie s’est répercutée sur son travail de recherche puisqu’elle s’est de fait privée d’une aide.
Regard sur un binôme étudiante en FI-directeur de mémoire qui fonctionne
Le binôme E25- D26 est le seul binôme étudiante en FI-directeur de mon groupe d’étude à ne rencontrer aucune difficulté ou ambiguïté relationnelle. Le directeur de E25 est aussi le seul directeur à m’avoir mentionné qu’il s’était déjà interrogé sur le rapport directEUR de mémoire-étudiantE. D’après ses dires, il a choisi de maintenir une distance relationnelle avec son étudiante pour éviter de lui « imposer » ce qu’il nomme « la double domination masculine ». Cette distance se traduit par l’instauration du vouvoiement et le maintien d’une relation strictement professionnelle : « je suis particulièrement attentif de ce qui relève de nos aspects relationnels et je suis encore plus distant peut-être avec elle qu’avec d’autres, mais pour la protéger justement […] de quelqu’un qui a quand même du pouvoir sur un étudiant et le vouvoiement je pense protège » (D26). Par la distance relationnelle que son directeur instaure, son étudiante E25 tend à envisager sa relation uniquement sous un angle professionnel, enlevant de fait toute possibilité d’ambiguïté relationnelle liée au rapport homme-femme (tel que ce peut être le cas pour E26) et toutes attentes de proximité relationnelle (comme c’est le cas pour E7) « je sais qu’il y a certains professeurs qui disent à leurs élèves oh c’est fantastique, non je pense que ce n’est pas son rôle en fait […] il encadre le mémoire il n’est pas là pour encadre[r] la personne » (E25). Par ailleurs, j’ai pu remarquer que D26 fixait les dates de leurs entretiens individuels avec son étudiante. E25 n’a donc pas de difficultés relatives à la prise de contact, tel que nous avons pu l’observer avec l’étudiante E5.
Conclusion et conseils
Les étudiantEs de mon groupe d’étude qui sont sous la directeur d’un directEUR de mémoires, rencontrent d’importantes difficultés au sein de leur binôme. Elles sont d’ordre communicationnel (difficulté à solliciter leur directeur, à dialoguer avec lui, à se sentir à l’aise) et psychologique (manque de confiance en soi, peur de ne pas être « à la hauteur »). Ces difficultés entraînent des comportements d’évitement des rencontres, elles se privent ainsi d’une aide pour la construction de leur mémoire. Une attention particulière devrait être portée à ces étudiantes. Par exemple, le directeur pourrait commencer par expliciter son rôle et ses attentes « vous pouvez attendre ça ça ça de moi, et moi j’attends ça ça et ça de vous », de manière à ce que l’étudiante parvienne à mieux appréhender le rôle de chacun. Le directeur pourrait par ailleurs, expliciter les limites relationnelles de leur relation afin éviter toutes ambiguïtés relationnelles « n’attendez pas ça ça et ça de moi ». Ensuite, le directeur pourrait fixer avec l’étudiante les dates de leurs prochaines rencontres. Ce système permettrait d’éviter les difficultés rencontrées par les étudiantes de mon groupe d’étude concernant leur appréhension à solliciter leur directeur pour prendre un rendez-vous. Enfin, il est essentiel d’instaurer une relation de confiance, par exemple en donnant des appréciations positives (et non uniquement négatives) sur le travail effectué par l’étudiante.
Dessin issu de mon site La thèse nuit gravement à la santé
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