Pédagogie Universitaire

Pourquoi et comment favoriser l’apprentissage par les pairs à l’université ?

Dans ce post nous allons aborder l’apprentissage par les pairs, nommé aussi pairagogie, co-apprentissage, co-didaxie ou peer instruction: pourquoi et comment le mettre en place à l’université ?

Lors de ma dernière mission de consultance, dans une université au Niger, j’ai commencé la séance par une expérience qui avait pour objectif de faire prendre conscience aux chefs de département de la puissance de l’apprentissage par les pairs. L’énigme ci-dessous était projetée sur le diaporama et les participants avaient à leur disposition quatre cartons de couleur (un vert, un jaune, un bleu et un rouge) pour y répondre. Allez, je suis d’humeur joueuse, je vous laisse trouver vous-même la réponse 😀

On n’est pas le lendemain de lundi ni le jour avant jeudi, demain n’est pas dimanche, hier n’était pas dimanche, après demain n’est pas samedi et avant-hier n’était pas mercredi, nous sommes:
1. Mardi
2. Jeudi
3. Vendredi
4. Dimanche

L’expérience était menée en trois temps, sur le même principe que le peer instruction développé par Eric Mazur, je détaille cette technique plus loin. Les participants votent une première fois, avec des cartons de couleur. A ce stade les résultats sont toujours les mêmes, il n’y a aucune couleur dominante, on voit autant de cartons bleus que de cartons jaunes, rouges ou verts. Puis ils confrontent leur réponse avec celle de leur voisin et votent une deuxième fois. Et là… magiiiique !!! Tous les cartons levés sont d’une même couleur, de la BONNE couleur, même s’il reste toujours un ou deux cartons égarés.
Cette petite expérience, certes biaisée, permet de faire prendre conscience aux participants, de manière simple, rapide et ludique, que l’étudiant n’apprend pas uniquement au contact de l’enseignant. Il apprend également au contact de ses pairs. L’axe étudiant-étudiant est aussi important que l’axe enseignant-étudiants. Je vais citer ici quelques résultats de recherches qui montrent les bénéfices de l’apprentissage par les pairs (Johnson & Johnson, 1989; Buchs, 2008; Svinicki & Mc Keachie, 2011) :
1) il favorise la motivation des étudiants parce qu’il renforce le sentiment de responsabilité personnelle ;
2) il accroît la qualité des apprentissages. L’étudiant qui écoute l’explication comprendra mieux l’explication donnée par un autre étudiant que celle donnée par l’enseignant expert dans son domaine, parce qu’ils vont utiliser les mêmes mots et partent d’un même niveau de compréhension. L’étudiant qui donne l’explication assimilera mieux ce qu’il a appris et ce, pour deux raisons. Premièrement, dés lors qu’il sait qu’il va devoir l’expliquer à un pair, il va prêter davantage attention à ce qu’il apprend. Deuxièmement, le fait d’expliquer à quelqu’un favorise la rétention et la compréhension.
3) il améliore la relation entre étudiants. Ils se positionnent davantage dans une relation d’entraide et de coopération que dans une relation individualiste et compétitive.
4) j’ajouterai une quatrième dimension: l’apprentissage par les pairs permet aussi aux étudiants de développer certaines compétences transversales qui sont attendues sur le marché du travail, telles que le travail en équipe, l’écoute active ou l’argumentation.

Samuel Nowakowski m’a fait découvrir une superbe conférence TED de Sugata Mitra qui montre bien la puissance de l’apprentissage par les pairs. Ce chercheur a mené une expérience dans des villages en Inde qui s’intitule « The hole in the wall ». Sugata Mitra a installé des ordinateurs dans des murs. Personne dans ces villages n’avait encore vu ni manipulé d’ordinateur « c’est la première fois que je vois une télé sur laquelle je peux faire des choses » dira un enfant. Par curiosité, les enfants ont commencé à s’intéresser à ces ordinateurs installés dans les murs, et petit à petit ils ont appris à l’utiliser en s’enseignant les uns les autres. Trois mois plus tard, au retour du chercheur, les enfants lui ont dit qu’ils avaient besoin « d’un processeur plus rapide et d’une meilleure souris ». Par ailleurs, l’ordinateur était en anglais, personne ne parlait l’anglais dans le village et le chercheur a pu constater qu’ils avaient appris, seuls, 200 mots « vous avez laissé cette machine qui parle uniquement anglais, donc nous avons dû apprendre l’anglais ».

Nous apprenons au contact des autres parce que les interactions génèrent un processus que l’on nomme « le conflit socio-cognitif ». « Une personne est en conflit socio-cognitif lorsque ses conceptions et ses structures cognitives sont confrontées à des informations perturbantes, incompatibles avec son système de connaissances préalables. La perturbation cognitive qui en découle va engager la personne dans la recherche d’un nouvel équilibre cognitif qui tiendra compte des informations perturbantes » (Daele, 2010, p.1). La vidéo de Françoise Docq intitulée « interaction et apprentissage » explique également parfaitement bien ce qu’est le conflit socio-cognitif (à partir de 4.43). Je vais illustrer ce concept par une métaphore culinaire MIAM ! (cf. Cartoon en bas du post). Imaginons, vous êtes en pleine discussion avec un ami et, tout en vous goinfrant d’un mars, vous lui dites « le chocolat c’est méga bon à la santé, c’est d’ailleurs pour ça que j’m’oblige à en manger au moins trois fois par jour, je fais du bien à mon corps » (phase 1 de la figure ci-dessous). Votre ami vous répond « oui, enfin… le chocolat qu’tu bouffes est surtout bourré d’gras et saturé en sucre ». WAAAAAA, cette réponse vous a COMPLETEMENT destabilisé (phase 2), « T’as tord !!! Et le tort tue !». Votre ami argumente, vous explique sa conception des choses, vous lui expliquez la vôtre, le doute s’installe «… euh…ah bon ??! … euh… t’es sûr? mes chocolats ne seraient pas bon à la santé ? tous les chocolats ne seraient pas bon à la santé ? mais pourquoi ? c’est bizarre…mhm ». En rentrant chez vous, vous poursuivez vos recherches sur internet pour essayer de savoir qui a raison et pourquoi. Vous salivez déjà à l’idée de lui dire: AH! tu vois j’avais raison !!!. Après recherches et réflexion, vous en arrivez finalement au constat que votre ami, le bougre, avait bien raison !!! Et là, vous avez fait évoluer vos représentations, vous avez évolué, vous avez appris (phase 3).

Pour qu’il y ait conflit socio-cognitif, il faut bien évidemment que les deux interlocuteurs soient en désaccord, d’où l’intérêt de demander aux étudiants d’échanger avec le voisin qui n’a pas donné la même réponse que lui. S’il n’y a aucune divergence de point de vue, il n’y aura pas de déstabilisation, pas de processus de réflexion individuelle et donc pas d’évolution de ses représentations (Daele, 2010, p.3).

EXEMPLES D’ACTIVITES PEDAGOGIQUES QUI FAVORISENT L’APPRENTISSAGE PAR LES PAIRS

Voici quelques exemples d’activités pédagogiques qui favorisent l’apprentissage par les pairs. J’ai choisi de l’axer sur différents types de travaux de groupe, mais il y a d’autres manière de faire de la pairagogie, comme l’organisation de débats, l’apprentissage par projet ou l’apprentissage par problème.

As an expert
1- Chaque groupe travaille sur un thème différent. Pendant la séance, l’enseignant distribue quelques documents aux différents groupes, les groupes peuvent aussi chercher de l’information à la bibliothèque ou sur internet.
2- Chaque groupe expose oralement ce qu’ils ont découvert. Pour éviter les exposés soporifiques, ne pas oublier de donner au groupe qui expose des consignes claires ou une grille d’évaluation sur vos attentes. Par exemple:
– durée de l’exposé: si l’exposé dure 5 mn vous aurez 2/2, s’il dure +7 mn vous avez 0/2, etc.
– lecture des notes: si vous lisez vos notes, vous aurez 0/3, si vous ne lisez pas vos notes 3/3, si vous lisez partiellement vos notes 1,5/3, etc.
Par ailleurs, pour éviter que les groupes qui écoutent ne s’endorment pendant l’exposé, des tâches peuvent leur être attribuées, par exemple:
– en groupe, chercher 2 questions à poser au groupe qui présente;
– en groupe, noter les idées clés de l’exposé dans un wiki, dans le blog ou la page facebook du cours;
– twitter l’information la plus importante avec le # du cours, etc.

Buzz groupe
1- L’enseignant pose une question ou un problème à l’ensemble des groupes.
2- Les groupes discutent entre eux pour se mettre d’accord sur la réponse.
3- L’enseignant demande aux groupes de donner leur réponse (Mémo du CSE). Pour accroître la motivation, on peut ajouter une dimension de compétition inter-groupe en marquant les points.

Jigsaw
1- On commence par attribuer un numéro à chaque étudiant. Par exemple: 1,2,3,4,1,2,3,4 etc. Dans un premier temps, en restant à leur place, les « 1 » travaillent individuellement sur le thème ou la problématique A, les « 2 » sur le thème B, les « 3 » sur le thème C et les « 4 » sur le thème D.
2- Dans un deuxième temps, tous les « 1 » se rassemblent, tous les « 2 » se rassemblent etc. pour confronter leur réflexion sur le sujet.
3- Enfin, on constitue des groupes composés de 1,2,3,4 où chacun va faire part aux autres de sa réflexion.
Dans le Jigsaw, tous les membres sont interdépendants: c’est parce que j’ai besoin des autres et que les autres ont besoin de moi que nous mettons en commun. Ce type de travail en groupe favorise la responsabilité individuelle et l’interaction, chacun se sent valorisé.

Le peer instruction.
1. Dans un premier temps, les étudiants lisent un problème, une question ou un cas et réfléchissent individuellement à la réponse.
2. Dans un deuxième temps, ils donnent leur réponse en votant avec des clickers ou des cartons de couleur.
3. Dans un troisième temps, les étudiants confrontent leur réponse avec celle de leur voisin qui n’a pas voté la même chose qu’eux : le voisin de droite, celui de gauche, de devant ou celui de derrière.
4. Enfin, la consigne leur est donnée de voter à nouveau pour donner leur nouvelle réponse. En général lors de ce deuxième vote, le taux de bonnes réponses a augmenté significativement.

La problématique des autres
J’ajoute ici un exercice que j’aime bien faire, je n’ai pas le souvenir de l’avoir lu quelque part, je vais donc le nommer ou le renommer « la problématique des autres ». Je l’ai fait avec des groupes de 220 enseignant-chercheurs, donc c’est possible en amphi.
1- En début d’heure, les participants se constituent en groupe de 4 ou 5 pour rédiger deux situations problématiques qu’ils ont eu des difficultés à résoudre ou qu’ils ne sont pas encore parvenus à résoudre (concernant leur direction de recherche, leurs enseignements etc.). En ciblant sur leurs problématiques dés le début de la séance, ça permet de briser la glace entre les participants, ce qui favorisera les échanges ultérieurs, et de les rassurer sur le fait que leurs problématiques seront bien abordées;
2- Vers la fin de la séance, les situations-problème sont distribuées aléatoirement aux différents groupes avec la consigne d’apporter un conseil pour chacune des situations-problème. Ils écrivent ces conseils sur la feuille;
3- Ensuite, les groupes sont interrogés « citez une situation-problème que vous avez eu et quels sont vos conseils par rapport à cette situation ? ». Quand ils sont nombreux, je demande de mentionner oralement une seule situation-problème. Néanmoins, les feuilles sont récupérées à la fin de l’exercice, de manière à ce que les participants qui le souhaitent, puissent lire le conseil qui leur a été donné.

CONDITIONS POUR QU’UN TRAVAIL EN GROUPE FONCTIONNE BIEN

Je retiens les 5 points suivants, que j’ai appris Lorsque je travaillais au CSE de l’université de Lausanne :
Consignes claires. Les consignes peuvent être formulées par oral, mais aussi par écrit, de manière à ce qu’elles soient claires pour tous les étudiants, même pour celui qui raconte son week-end à son voisin pendant que vous expliquez les consignes.
Obligation de production. A l’issue du travail en groupe, les étudiants doivent nécessairement produire quelque chose (une idée, une réponse, un exposé, un dossier, un poster, une situation problème, un film, etc.). Un travail de groupe avec un objectif de production clairement défini et explicité aux étudiants favorisera l’investissement des étudiants.
Interdépendance. Il est souhaitable que les membres du groupe soient mutuellement dépendant les uns des autres, pour éviter qu’une seule personne du groupe fasse tout le travail. Par exemple, une partie de la note peut être attribuée à la production commune du groupe et une autre partie à une production individuelle des membres du groupe. L’enseignant peut également désigner lui-même, en aval le rapporteur, avec un dé ou un crayon qu’il fait tourner. Ne sachant pas qui sera d »signé comme rapporteur, il est probable que les étudiants soient davantage attentifs et participatifs au sein du groupe.
Assistance : l’enseignant passe dans les groupes pour s’assurer que les consignes ont été bien comprises, il apporte son aide, guide et stimule la réflexion.
Mixité. Comment composer les groupes? Laisse t-on les étudiants constituer eux-mêmes leur groupe au risque qu’un ou deux étudiants se retrouvent tout penauds de ne pas avoir été choisis (comme en cours de sport au collège 🙂 )? Est-ce que l’on crée soi-même les groupes ? De quelle manière ? groupes de niveau ? groupes hétérogénes ? un étudiant meilleur avec un moins bon dans chaque groupe ? groupe au hasard ? Pour créer des groupe au hasard l’une des techniques consistent à attribuer un numéro à chaque étudiant. Ensuite, tous les 1 travaillent ensemble, tous les 2 ensemble etc.

Laetitia GERARD

– Daele, A. (2010). Le conflit sociocognitif à l’université : une revue de littérature et quelques propositions. Acte de colloque de l’AIPU.
– Buchs, C. La distribution des informations dans les dispositifs d’apprentissage entre pairs. In book: Vers des apprentissages en coopération: rencontres et perspectives, Edition: Bruxelles: Peter Lang, Publisher: Y. Rouiller & K. Lehraus, pp.57-80.
– Mémo du CSE de l’université de Lausanne. Enseigner à un grand groupe.
– The Peeragogy Handbook: http://metameso.org/~joe/docs/peeragogy-3-0-beta2.pdf

Dessin issu de mon blog « La thèse nuit gravement à la santé« 

6 réflexions au sujet de “Pourquoi et comment favoriser l’apprentissage par les pairs à l’université ?”

  1. Chouette article !
    J’en profite pour signaler un bon bouquin sur le tutorat entre pairs et mon chapitre dedans 😉

    Nagels, M. (2013). Pouvoir d’agir et maîtrise des usages professionnels. Le tutorat par les pairs en formation de directeur de soins. in C. Papi (Ed). Le tutorat de pairs dans l’enseignement supérieur. Enjeux institutionnels, technopéda-gogiques, psychosociaux et communicationnels, Paris: L’Harmattan, chapt.9 pp.193-215.
    https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00848602/document

    Merci pour ce blog nécessaire !

    J’aime

Laisser un commentaire